L’état de droit dans l’Union bancaire : contestation des sanctions dans le cadre de la surveillance prudentielle des établissements de crédit
5 July 2022
Droit pénal financier
15 minutes de lecture

L’état de droit dans l’Union bancaire : contestation des sanctions dans le cadre de la surveillance prudentielle des établissements de crédit

L’état de droit dans l’Union bancaire : contestation des sanctions dans le cadre de la surveillance prudentielle des établissements de crédit

Liber Amicorum Denis Philippe

Clément Claesens

Jean-Pierre Buyle

Avocats buyle legal

I. Introduction

1. Le Tribunal de l’Union européenne a récemment rendu ses quatre premiers arrêts portant sur des décisions de la Banque centrale européenne (« BCE ») infligeant des sanctions pécuniaires en sa qualité de superviseur prudentiel des établissements de crédit.[1] Trois des quatre décisions ont été annulées en raison de leur caractère insuffisamment motivé. Le mécanisme de surveillance unique constitue un des trois piliers de l’union bancaire et se caractérise par son cadre réglementaire complexe. Depuis l’entrée en vigueur du Règlement MSU[2], la BCE dispose de pouvoirs importants dans ce cadre vis-à-vis des établissements bancaires. Pour préserver les droits fondamentaux des entités sanctionnées par la BCE, il est indispensable de soumettre ses décisions à un contrôle judiciaire adéquat. La présente contribution vise à faire le point sur cette jurisprudence récente et son impact sur ce volet particulièrement technique du droit bancaire et financier.[3]

II. La surveillance prudentielle des établissements de crédit

2. On sait que le législateur européen a instauré le mécanisme de surveillance unique (« MSU ») en tant que première étape vers la réalisation de l’union bancaire. Cette union repose également sur deux autres piliers – non visés par la présente contribution –, à savoir un mécanisme de résolution unique et un système européen de garantie des dépôts. Le MSU a pour but de garantir « que la politique de l’Union en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit est mise en œuvre de manière cohérente et efficace, que le corpus règlementaire unique pour les services financiers s’applique de la même manière aux établissements de crédit de tous les États membres concernés et que ces établissements de crédit sont soumis à une surveillance de la plus haute qualité, sans qu’interviennent des considérations autres que prudentielles ».[4]

Les exigences prudentielles, dont le respect est surveillé par la BCE, portent notamment sur la détention d’un niveau de fonds propres et de liquidités suffisant, afin de rendre les établissements de crédits plus résistants et solides en cas de tensions économiques. Elles font partie d’un « règlement uniforme » (« Single rulebook »), qui constitue un ensemble d’actes législatifs de l’Union européenne visant notamment à mettre en œuvre l'accord de Bâle III[5]. Parmi ces actes figure le règlement sur les exigences de fonds propres, également dénommé le « Règlement CRR » (« Capital Requirements Regulation »).[6] Cet acte législatif volumineux prévoit de nombreuses exigences relatives aux fonds propres et aux liquidités. Le respect de celles-ci entrent dans le champ de supervision de la BCE.

3. Pouvoirs de surveillance et d’enquête de la BCE. Pour que la BCE puisse réaliser au mieux les missions qui lui sont confiées, le Règlement MSU prévoit qu’elle est considérée comme l’autorité compétente, et qu’elle est investie de multiples pouvoirs de surveillance et d’enquête.[7] Ces pouvoirs sont étendus: à titre d’exemple, on relève que la BCE dispose d’un droit de veto pour l’agrément d’un établissement de crédit[8], qu’elle peut exiger des personnes morales ou physiques toutes les informations nécessaires à l’accomplissement des missions confiées[9], et qu’elle peut mener des inspections dans les locaux professionnels des entités visées, parfois sans avertissement préalable.[10]

4. Pouvoirs de sanction de la BCE. Le Règlement MSU prévoit encore que, sous certaines conditions, la BCE peut imposer des sanctions pécuniaires administratives aux établissements de crédit qui commettent, intentionnellement ou par négligence, une infraction à « une exigence découlant d’actes pertinents directement applicables du droit de l’Union pour laquelle les autorités compétentes sont habilitées à imposer des sanctions pécuniaires administratives en vertu des dispositions pertinentes du droit de l’Union ».[11],[12] La BCE peut en outre infliger une astreinte aux personnes concernées en cas de manquement continu à un règlement ou à une décision de surveillance prudentielle de la BCE, et ce afin de les contraindre à se conformer audit règlement ou à ladite décision.[13]

Le montant de la sanction pécuniaire peut s’élever jusqu’au double des gains retirés de l’infraction ou des pertes qu’elle a permis d’éviter, ou jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires annuel total réalisé au cours de l’exercice précédent. Lorsque l’entité concernée est une filiale d’une entreprise mère, le Règlement MSU prévoit que le chiffre d’affaires annuel total à prendre en compte est celui qui ressort des comptes consolidés de l’ultime entreprise mère lors de l’exercice précédent.[14] La possibilité d’imposer une sanction importante sert à contrebalancer les avantages attendus de l'infraction et à garantir l’effet dissuasif des sanctions infligées même pour les établissements de plus grande taille et leurs dirigeants.[15]

Enfin, l’article 18.3 du Règlement MSU prévoit que les sanctions appliquées sont « efficaces, proportionnées et dissuasives ». Lorsque la BCE décide d’infliger ou non une sanction et qu’elle détermine la sanction appropriée, elle applique toutes les dispositions pertinentes du droit de l’Union et, lorsque celui-ci comporte des directives, le droit national transposant ces directives.[16]

5. Publication des sanctions. Les sanctions font l’objet d’une publication sur le site internet de la BCE, nonobstant des éventuels recours pendants.[17] La publication peut être faite de façon anonyme si elle aurait pour effet soit de (i) de compromettre la stabilité des marchés financiers ou une enquête pénale en cours, soit (ii) de provoquer, dans la mesure où cela peut être déterminé, un préjudice disproportionné à l’entité soumise à la surveillance prudentielle concernée.[18]

6. Droits de la défense et réexamen administratif. En vue de sauvegarder les droits de la défense des entités soumises aux pouvoirs de la BCE, le Règlement MSU prévoit notamment que[19]:

  • avant de prendre une décision, les personnes concernées ont la possibilité d’être entendues (sous réserve d’une décision provisoire en cas d’urgence);
  • la BCE ne fonde ses décisions que sur les griefs au sujet desquels les personnes concernées ont pu faire valoir leurs observations ;
  • les droits de la défense des personnes concernées sont pleinement assurés dans le déroulement de la procédure ;
  • les personnes concernées ont le droit d’avoir accès au dossier de la BCE (ce droit ne s’étend pas aux informations confidentielles);
  • les décisions de la BCE sont « motivées ».

En outre, le Règlement MSU prévoit une procédure de réexamen administratif interne des décisions prises par la BCE.[20] Ce réexamen administratif interne porte sur la conformité formelle et matérielle desdites décisions.[21] L’absence d’un tel réexamen ne porte pas atteinte au droit de former un recours devant la CJUE.[22] Les avis de la commission administrative de réexamen ne sont pas contraignants pour la BCE, qui peut en tous les cas décider de maintenir sa décision initiale.[23]

Dans les trois premières affaires examinées en l’espèce, aucune demande de réexamen administratif n’avait été formulée. A la suite de la demande de réexamen administratif dans la quatrième affaire (VQ c. Banque centrale européenne), la commission administrative de réexamen a rendu un avis concluant à la légalité de la décision de la BCE.[24] Il faut souligner qu’aucune des décisions de la commission administrative de réexamen n’est publiée, ce qui ne favorise pas la transparence de cet organe « quasi-judiciaire ».[25

III. Le contrôle judiciaire des sanctions prononcées par la BCE

III.1 Cadre légal des recours devant la CJUE

7. Cadre légal des recours. L’article 263 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE ») confère à la Cour de justice de l'Union européenne (« CJEU ») le pouvoir de contrôler la légalité des actes de la Banque centrale européenne, autres que les recommandations et les avis, destinés à produire des effets juridiques à l'égard des tiers.[26] De tels recours peuvent être introduits par toute personne physique ou morale, dans la mesure où elle est le destinataire de l’acte ou si celui-ci la concerne directement et individuellement.[27]

En principe, le Tribunal est compétent pour connaître des recours en première instance.[28] Ses arrêts peuvent faire l'objet d'un pourvoi devant la Cour de justice, qui est limité aux questions de droit.[29]

III.2 Premières annulations de sanctions pécuniaires en raison d’une motivation insuffisante

8. Trois recours émanant du même groupe bancaire. Dans trois affaires concernant des établissements de crédit distincts mais appartenant au même groupe, la BCE avait infligé une sanction pécuniaire de respectivement 4.300.000,00 EUR, 300.000,00 EUR et de 200.000,00 EUR, et ce pour violation continue des exigences de fonds propres prévues à l’article 26, § 3 du Règlement CRR.[30] La BCE reprochait aux établissements de crédit d’avoir classé des instruments de capital dans la catégorie d’instruments de fonds propres (CET I), et ce sans avoir obtenu l’autorisation préalable. Selon la BCE, le montant des sanctions représentait respectivement 0,015 %, 0,001 % et 0,001 % du chiffre d’affaires annuel du groupe dont relevaient les établissements de crédit. Les sanctions lui semblaient proportionnées.

Les trois établissements de crédit concernés ont introduit chacun un recours devant le Tribunal en annulation des décisions de la BCE. Ils invoquaient l’illégalité des décisions en ce qu’elles retenaient l’existence d’une infraction à leur égard, ainsi qu’en ce qu’elles leur infligeaient une sanction pécuniaire administrative.[31] Le Tribunal a confirmé les trois décisions en ce qu’elles retenaient l’existence d’une infraction, mais a annulé celles-ci dans la mesure où elles infligeaient une sanction pécuniaire administrative, et ce en raison de leur caractère insuffisamment motivé.

9. Portée de l’obligation de motivation. Dans les trois recours, l’insuffisance de motivation a été soulevée d’office par le Tribunal, et non par les entités sanctionnées.[32] Vu l’annulation partielle pour insuffisance de motivation, le Tribunal a déclaré qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les moyens des établissements de crédit, tirés d’une violation du principe de sécurité juridique, d’une violation du droit d’être entendue et du caractère disproportionné des sanctions.

Le Tribunal rappelle que « l’obligation de motivation prévue à l’article 296, deuxième alinéa, TFUE constitue une formalité substantielle qui doit être distinguée de la question du bien-fondé des motifs, celui-ci relevant de la légalité au fond de l’acte litigieux. Dans cette perspective, la motivation exigée doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et faire apparaître, de façon claire et non équivoque, le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle. S’agissant, en particulier, de la motivation des décisions individuelles, l’obligation de motiver de telles décisions a ainsi pour but, outre de permettre un contrôle judiciaire, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si la décision est éventuellement entachée d’un vice permettant d’en contester la validité. »[33]

Dans les trois arrêts intervenus, le Tribunal a relevé que, vu le large pouvoir d’appréciation conféré à la BCE pour imposer des sanctions pécuniaires en vertu du Règlement MSU, et vu le niveau « très élevé » de celles-ci, l’obligation de motiver ses décisions dans ce cadre revêt une importance « toute particulière ».[34] La motivation doit permettre au Tribunal d’apprécier si la décision prise est légale (« conforme au droit de l’Union ») et, comme le prévoit l’article 18, par. 3 MSU, si les sanctions infligées sont « efficaces, proportionnées et dissuasives ».

En outre, le Tribunal explique qu’avant les arrêts intervenus, aucune pratique antérieure de la BCE n’existait s’agissant de l’imposition d’une sanction pécuniaire administrative en application de l’article 18, par. 1 MSU.[35] Dès lors, les décisions de la BCE ne pouvaient se placer dans une ligne d’une pratique décisionnelle constante, qui aurait permis à la BCE de motiver sa décision de façon sommaire en se référant à cette pratique. Le caractère suffisamment motivé devait donc être apprécié exclusivement sur la base des motifs figurant dans les décisions attaquées.

10. Manqué de clarté dans le mode de calcul appliqué. Dans les trois affaires, la principale critique du Tribunal portait sur le fait que la méthodologie appliquée par la BCE pour déterminer le montant des sanctions ne ressortait pas suffisamment de la motivation.[36] Selon le Tribunal, la BCE se contentait de mettre en exergue quelques considérations sur la gravité de l’infraction, sa durée, la gravité du manquement reproché, ainsi que le fait qu’une circonstance atténuante aurait été prise en compte. Toutefois, aucune précision n’est apportée quant à la pertinence, ni quant à la pondération de ces éléments dans le calcul du montant des sanctions. Le Tribunal a jugé que ce manque de précision l’empêchait de contrôler la légalité des décisions prises par la BCE.

La tentative de la BCE de remédier au manque de motivation dans le courant des procédures introduites n’avait aucune incidence sur l’analyse du Tribunal, dès lors que celui-ci a relevé – à juste titre – que les entités visées étaient en droit de connaître la méthode de calcul appliquée, et ce sans être obligée d’introduire une procédure. Le Tribunal a rappelé que le caractère suffisamment motivé doit être apprécié exclusivement sur la base des motifs figurant dans les décisions attaquées, et que la motivation doit en principe être communiquée en même temps que la décision même.

Selon le Tribunal, le manque de motivation était particulièrement patent dans la mesure où la BCE avait omis de mentionner la taille de chacun des établissements de crédit concernés.[37] Pourtant, ce critère constituait, selon les propres déclarations de la BCE devant le Tribunal, un élément particulièrement pertinent pour la détermination du montant de la sanction. La BCE avait tenté de s’expliquer devant le Tribunal en exposant qu’elle aurait tenu compte de la taille des établissements de crédits en se référant au nombre d’actifs qu’ils géraient. Faisant application des principes visés ci-dessus, le Tribunal a jugé que ces explications tardives ne pouvaient remédier à l’insuffisance de motivation constatée.

11. Annulations partielles. Le Tribunal a jugé que la décision relative au montant de la sanction pécuniaire administrative était détachable du reste de la décision, sans explication particulière à cet égard. Les décisions n’ont donc été annulées que dans la mesure où elles imposaient une sanction pécuniaire administrative aux entités visées. La partie des décisions relative à l’existence d’une infraction demeure valable.

Même en cas d’annulation de la sanction administrative, la publication de la décision est maintenue. La BCE est toutefois tenue de publier également l’issue du recours devant la CJUE.[38],[39] L’on peut considérer que, pour la BCE, la partie légale de la décision présente toujours un caractère utile dans la mesure où la publication de la décision permet aux tiers de prendre connaissance de l’infraction commise. Le risque de voir une telle décision publiée, même sans sanction pécuniaire, peut avoir un effet dissuasif, recherché par la BCE en sa qualité d’autorité de contrôle prudentiel.

12. Pourvois devant la Cour de justice. Dans les trois affaires commentées, les établissements de crédit ont chacun introduit un pourvoi contre les arrêts rendus devant la Cour de justice. Les pourvois étaient exclusivement dirigés contre la partie des arrêts qui rejetait le recours devant le Tribunal. Les établissements de crédit maintenaient donc leurs contestations relatives à l’existence de l’infraction, et reprochaient au Tribunal d’avoir implicitement validé le principe même de la sanction imposée. Par une ordonnance du 16 juin 2021, la Cour a rejeté les trois pourvois comme étant, pour une part, manifestement irrecevables et, pour d’autre part, manifestement non fondés.[40] Les arrêts commentés ont donc un caractère définitif. [41]

III.3 Ampleur du contrôle judiciaire par le tribunal

13. Comme rappelé ci-dessus, (supra, n° 9), le Tribunal doit vérifier la légalité de la décision prise par la BCE et, comme le prévoit l’article 18, par. 3 MSU, si les sanctions infligées sont « efficaces, proportionnées et dissuasives ». Pour respecter le pouvoir discrétionnaire de la BCE, l’on peut soutenir que le contrôle judiciaire exercé est censé être « marginal ». La jurisprudence de la CJUE a relevé que les juridictions de l’Union ne peuvent, dans le cadre du contrôle de légalité visé à l’article 263 TFUE, substituer leur propre motivation à celle de l’auteur de l’acte en cause.[42] Cela ne vaudrait pas dans l’hypothèse où, conformément à l’article 261 TFUE, le législateur européen attribue à la CJUE une compétence de pleine juridiction en ce qui concerne les sanctions prévues dans le règlement adopté. Force est de constater que le Règlement MSU ne prévoit pas de telle compétence, de sorte que la CJUE se « limite » à un contrôle de légalité.[43] Dans la quatrième affaire (VQ c. Banque centrale européenne), le Tribunal a d’ailleurs rappelé que, même s’il devait y avoir une telle compétence conférée par le Règlement MSU, la portée de celle-ci serait strictement limitée à la détermination du montant de la sanction.[44]

Cependant, d’aucuns observent que, en matière de surveillance prudentielle et même en l’absence d’une compétence de pleine juridiction, la CJUE trouve des moyens pour élargir ce contrôle judiciaire, empiétant ainsi la marge discrétionnaire de la BCE.[45] On ne peut véritablement examiner la profondeur du contrôle judiciaire dans les trois arrêts qui ont abouti à des annulations partielles, car le Tribunal a relevé qu’il ne pouvait justement pas vérifier la légalité de la décision, et ce en raison du manque de motivation qu’il a soulevé d’office. Dans la quatrième affaire, dans laquelle la sanction pécuniaire a été validée, l’on observe que le contrôle du Tribunal se limite à la légalité de la décision, conformément à l’article 263 TFUE. Il est trop tôt pour apprécier un éventuel élargissement du contrôle judiciaire par la CJUE.

IV. La réaction de la BCE: adoption du « Guide sur la méthode permettant de fixer des sanctions pécuniaires administratives »

14. Méthode en deux étapes. Le 2 mars 2021, la BCE a publié son « Guide sur la méthode permettant de fixer des sanctions pécuniaires administratives ».[46] La BCE a adopté ce guide en vue d’améliorer « la transparence des politiques et pratiques de la BCE en matière de surveillance prudentielle, en conformité également avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ».[47]

Le guide précise que la BCE applique une méthode comportant deux étapes : d’abord, la BCE arrête le montant de base de la sanction pécuniaire en fonction de la gravité de l’infraction. Ensuite, la BCE décide s’il y a lieu de réduire ou d’augmenter ce montant.

En publiant la méthode qu’elle entend utiliser, la BCE répond aux critiques du Tribunal dans les trois affaires susmentionnées, et qui portaient notamment sur le fait qu’elle n’avait pas rendu publique la méthodologie qu’elle entend appliquer aux fins de déterminer le montant des sanctions infligées.[48]

15. Première étape : détermination du montant de base. Pour déterminer le montant de base, la gravité de l’infraction est classée en cinq catégories: mineure, modérément grave, grave, très grave et extrêmement grave. La catégorie à laquelle appartient une infraction dépend de la combinaison de deux facteurs : (i) l’impact de l’infraction et (ii) le degré de manquement aux exigences. Ceci permet à la BCE d’évaluer la gravité de l’infraction « au cas par cas ». Pour les infractions considérées comme très graves ou classées dans les catégories inférieures, la BCE peut définir le montant de base de la sanction par référence à une « grille » en fonction de la gravité de l’infraction, ainsi qu’en fonction de la taille de l’établissement. Pour déterminer la taille de l’établissement, la BCE prend en compte le montant total des actifs sous sa gestion.[49]

Si la BCE est en mesure de déterminer le total des gains retirés de l’infraction ou des pertes qu’elle a permis d’éviter, elle peut calculer le montant de la sanction en multipliant ce total par un montant correspondant à la gravité de l’infraction.[50]

Lorsque les infractions sont considérées comme « extrêmement graves », la BCE définit le montant de base en un pourcentage du chiffre d’affaires annuel total de l’entité (ou du groupe auquel elle appartient).

16. Deuxième étape : ajustement du montant de base. Lors de la deuxième étape de la méthode de calcul, la BCE peut augmenter ou réduire le montant de base pour tenir compte de l’ensemble des circonstances atténuantes ou aggravantes. A titre d’exemple, la BCE mentionne comme circonstance aggravante une réticence à coopérer lors de l’investigation menée par la BCE, ou du retard causé lors de celle-ci. Inversement, le montant de base peut être réduit lorsque l'entité surveillée coopère avec la BCE en temps utile avant, pendant et après les mesures d'enquête (par exemple, en fournissant des informations pertinentes afin d'aider à établir les faits) ou lorsque l'entité surveillée prend des mesures pour remédier efficacement au manquement de sa propre initiative.[51]

La BCE rappelle que la prise en compte de circonstances atténuantes ou aggravantes sert à garantir que la sanction soit proportionnée, efficace et dissuasive, comme le prévoit le Règlement MSU (voir supra, n° 4).

17. Portée du guide. La BCE précise que le guide a une valeur « indicative » et qu’il ne peut constituer une base pour une méthode de calcul automatique et arithmétique. Dans ses considérations finales, elle confirme par ailleurs que les particularités d'une certaine affaire ou la nécessité d'imposer une sanction « efficace, proportionnée et dissuasive » peut justifier une dérogation à la méthode exposée dans le guide.[52]

La publication du Guide nous semble être un premier pas vers une plus grande transparence en matière de sanctions infligées par la BCE. Il restera à constater comment et dans quelle mesure la BCE utilisera le Guide en pratique. A ce stade, le rôle du Guide n’est pas encore très clair au niveau de la procédure de réexamen administratif: la commission administrative de réexamen sera-t-elle également guidée par les principes y exposés ? Nous sommes d’avis que ce ne sera pas forcément le cas : suivant le Règlement MSU, le réexamen administratif interne porte sur la conformité formelle et matérielle des décisions audit règlement.[53] Même si la BCE prononce une décision conformément aux principes exposés dans le Guide, la commission administrative de réexamen et, le cas échéant, la CJUE, devront toujours vérifier si celle-ci est conforme au Règlement MSU. D’autre part, dans l’hypothèse où la BCE déroge de la méthode décrite dans le Guide, il nous semble qu’une correction de ses décisions ne pourra intervenir exclusivement en raison de cette dérogation.

V. Conclusion

18.La jurisprudence dans le cadre de la surveillance prudentielle des établissements de crédit constitue une source de droit en plein développement, y compris en matière de sanctions administratives. Des seize sanctions pécuniaires infligées entre 2017 et 2021 et publiées sur le site de la BCE, seules trois ont été annulées à la suite d’un recours devant la CJUE.[54] Malgré ce nombre restreint d’affaires, la jurisprudence de la CJUE est claire et percutante: vu les pouvoirs de sanctions importants de la BCE en matière prudentielle, ses décisions doivent répondre à une qualité correspondante. Pour permettre au Tribunal de vérifier si les sanctions prononcées sont « efficaces, proportionnées et dissuasives », la BCE doit apporter suffisamment de clarté dans le mode de calcul appliqué. A cet égard, le respect du devoir de motivation est essentiel. Les trois premiers arrêts commentés n’ont pas manqué d’effet: alors que la BCE défendait dans un premier temps qu’elle omettait d’expliciter la méthode de calcul des sanctions en vue de préserver le caractère « dissuasif » de celles-ci, elle a entre-temps publié un guide consacré à cette méthodologie. Il reste à voir si la BCE pourra éviter une nouvelle correction de la part de la CJUE qui, pourtant, n’exerce sur ses décisions qu’un contrôle judiciaire limité.

[1] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, Trib., arrêt Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-577/18, ECLI:EU:T:2020:306 ; Trib., arrêt CA Consumer Finance contre Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-578/18, EU:T:2020:304 ; Trib., arrêt VQ c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-203/18, EU:T:2020:313 ; J.P. Buyle, « Mécanisme de surveillance unique: Tribunal de l’Union européenne annule des sanctions prononcées par la BCE pour insuffisance de motivation », D.B.F.-B.F.R., 2021/2, p. 127-128.

[2] Règlement (UE) n° 1024/2013 du Conseil, du 15 octobre 2013, confiant à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit (JO 2013, L 287, p. 63) (« Règlement MSU »). MSU signifie « mécanisme de surveillance unique ».

[3] Elle ne fera donc pas le point sur l’ensemble du contentieux relatif à l’union bancaire ou la supervision confiée à la BCE en cette matière. Cette jurisprudence, relativement récente et en plein développement, ne porte d’ailleurs pas forcément sur des « sanctions » ; voy. par exemple J. Morel-Maroger, « Annulation en série de décisions de la BCE visant les banques françaises », Banque & Droit, 2020, n° 194, p. 59.

[4] Règlement MSU, considérant n° 12.

[5] Il s’agit de la troisième série d’accords établis au sein du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, qui vise à renforcer la sécurité et la fiabilité du système bancaire international.

[6] Règlement (UE) no 575/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, concernant les exigences prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux entreprises d’investissement et modifiant le règlement (UE) no 648/2012, JO 2013, L 176, p. 1, rectificatifs JO 2013, L 208, p. 68, et JO 2013, L 321, p. 6.

[7] Règlement MSU, art. 9.1. Voir également son considérant n° 45.

[8] Règlement MSU, art. 14.3.

[9] Voir l’article 10 du Règlement MSU, qui prévoit également qu’aucune disposition en matière de secret professionnel ne peut dispenser les personnes visées à fournir les informations.

[10] Règlement MSU, art. 12.

[11] Règlement MSU, art. 18.1.

[12] Une « autorité compétente » signifie une autorité compétente nationale désignée par un État membre qui est chargée de la supervision bancaire nationale. En Belgique, cette autorité est la Banque nationale de Belgique.

[13] Règlement (UE) n° 468/2014 de la Banque centrale européenne, du 16 avril 2014, établissant le cadre de la coopération au sein du mécanisme de surveillance unique entre la Banque centrale européenne, les autorités compétentes nationales et les autorités désignées nationales (le « Règlement-cadre MSU », JO 2014, L 141, p. 1, art. 129.

[14] Voy. également Règlement-cadre MSU, art. 128.

[15] Directive 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, modifiant la directive 2002/87/CE et abrogeant les directives 2006/48/CE et 2006/49/CE (JO 2013, L 176, p. 338), considérant n° 36.

[16] Règlement MSU, art. 4, par. 3, 9, par. 2 et 18, par. 3.

[17] Règlement MSU, art. 18, par. 6 ; Règlement-cadre MSU, art. 132, par. 1.

[18] Règlement-cadre MSU, art. 132.1.

[19] Règlement MSU, art. 22.

[20] Ce recours n’a pas d’effet suspensif.

[21] Règlement MSU, art. 24, par. 1.

[22] Règlement MSU, art. 24 par 11.

[23] Règlement MSU, art. 24 par 7.

[24] Trib., arrêt VQ c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-203/18, EU:T:2020:313, par. 8.

[25] Voy. également P. Nicolaides, “Accountability of the ECB’s supervisory activities (SSM): Evolving and responsive”, Maastricht Journal of European and Comparative Law, 2019, Vol. 26(1) pp. 136–150 (143-144).

[26] À cet effet, la CJUE est compétente pour se prononcer sur les recours introduits pour incompétence, violation des formes substantielles, violation des traités ou de toute règle de droit relative à leur application, ou détournement de pouvoir, formés par un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission.

[27] L’introduction d’un recours contre un acte réglementaire est également possible si celui-ci concerne la personne directement et qu’il ne comporte pas de mesures d’exécution ; art. 263, al.4 TFUE.

[28] Article 256 TFUE.

[29] Article 256, § 1, al. 2 TFUE.

[30] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, Trib., arrêt Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-577/18, ECLI:EU:T:2020:306 ; Trib., arrêt CA Consumer Finance contre Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-578/18, EU:T:2020:304.

[31] Les moyens invoqués étant pour l’essentiel identiques, les affaires ont été jointes lors de la phase orale de la procédure devant le Tribunal.

[32] Dans la quatrième affaire commentée (VQ c. Banque centrale européenne), aucun moyen relatif à la motivation n’a été soulevé, ni d’office, ni par l’établissement bancaire concerné.

[33] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, n° 129 ; Trib., arrêt Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-577/18, ECLI:EU:T:2020:306, n° 112 ; Trib., arrêt CA Consumer Finance contre Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-578/18, EU:T:2020:304, n° 116.

[34] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, n° 134.

[35] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, n° 139.

[36] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, n° 144-156; Trib., arrêt Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-577/18, ECLI:EU:T:2020:306, n° 112-139 ; Trib., arrêt CA Consumer Finance contre Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-578/18, EU:T:2020:304, n° 130-141.

[37] Voy. également J.-P. Kovar, J. Lasserre Capdeville, « Droit de la régulation bancaire : Contrôle juridictionnel des décisions de la BCE », Revue Banque, 2020, n° 848, p. 74-76.

[38] Ces informations publiées sont disponibles sur le site internet de la BCE durant une période d’au moins cinq ans, voy. Règlement-cadre MSU, art. 132, par. 2 et art. 132, par. 3.

[39] Lors de la rédaction de la présente contribution, les informations publiées étaient accessibles par le lien suivant : https://www.bankingsupervision.europa.eu/banking/sanctions/html/index.en.html.

[40] La Cour a fait application de l’article 181 de son règlement de procédure, qui lui permet de rejeter un recours par voie d’ordonnance motivée dans le cas où celui-ci est, en tout ou en partie, manifestement irrecevable ou manifestement non fondé ; C.J. (dixième chambre) , ordonnance Crédit agricole SA e.a. contre Banque centrale européenne (BCE), 16 juin 2021, Affaires jointes C-456/20 à C-458/20 P, ECLI:EU:C:2021:502.

[41] Dans la quatrième affaire (VQ c. Banque centrale européenne), aucun pourvoi n’a été introduit devant la Cour de justice. A supposer que cette décision ait été notifiée, le délai de deux mois pour introduire un pourvoi a été dépassé.

[42] C.J.C.E. (cinquième chambre), arrêt Remia BV et autres contre Commission des Communautés européennes, 11 juillet 1985, Affaire 42/84, ECLI: ECLI:EU:C:1985:327, par. 34 ; C.J. (quatrième chambre), arrêt Confédération européenne des associations d’horlogers-réparateurs (CEAHR) contre Commission européenne, 15 décembre 2010, T-427/08, ECLI:EU:T:2010:517 ; C.J. (troisième chambre), arrêt Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio (CEEES) et Asociación de Gestores de Estaciones de Servicio contre Commission européenne, 6 février 2014, T-342/11, ECLI:EU:T:2014:60 ; C.J. (deuxième chambre), arrêt Frucona Košice a.s. contre Commission européenne, 24 janvier 2013, C‑73/11 P, ECLI:EU:C:2013:32, par. 89.

[43] L’absence d’une compétence de pleine juridiction est regrettée par certains auteurs, qui y voient une atteinte au droit à un procès équitable, voy. M. Lamandini, D. Ramos, J. Solana, "The European Central Bank (ECB) Powers as a Catalyst for Change in EU Law, Part 2: SSM, SRM, and Fundamental Rights," Columbia Journal of European Law, 2017, 23/2, pp. 246-248, 262-263.

[44] Trib., arrêt VQ c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-203/18, EU:T:2020:313, par. 94 ; voy. également C.J. (cinquième chambre), arrêt Galp Energía España SA e.a. contre Commission européenne, 21 janvier 2016, C-603/13 P, ECLI:EU:C:2016:38, par 76.

[45] A. Magliari, "Intensity of Judicial Review of the European Central Banks's Supervisory Decisions," Central European Public Administration Review (CEPAR) 17, n° 2 (Novembre 2019), pp. 73-88 (83). Il est généralement reconnu que ce développement s’est déjà produit dans le contentieux du droit de la concurrence : voy. par exemple C.J. (deuxième chambre), arrêt Chalkor AE Epexergasias Metallon contre Commission européenne, 8 décembre 2011, C-386/10 P, ECLI:EU:C:2011:815, par. 62 ; C.J. (troisième chambre), arrêt MasterCard Inc. e.a. contre Commission européenne, 11 septembre 2014, C-382/12 P, ECLI: ECLI:EU:C:2014:2201, par. 155-156 ; C.J.C.E., arrêt Commission des Communautés européennes contre Tetra Laval BV, 15 février 2005, C-12/03 P, ECLI:EU:C:2005:87, par. 39 ; M. Bay, J. R. Calzado, “Tetra Laval II: the Coming of Age of the Judicial Review of Merger Decisions”, World Competition, Volume 28, n° 4, 2005, pp. 433 – 453.

[46] Lors de la rédaction de la présente contribution, le guide était publié exclusivement en anglais.

[47] Communique de presse de la Banque centrale européenne, 2 mars 2021, publié sur www.bankingsupervision.europa.eu.

[48] Trib., arrêt Crédit agricole SA c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-576/18, EU:T:2020:304, n° 139 ; Trib., arrêt Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c. Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-577/18, ECLI:EU:T:2020:306, n° 122 ; Trib., arrêt CA Consumer Finance contre Banque centrale européenne, 8 juillet 2020, T-578/18, EU:T:2020:304, n° 125.

[49] La BCE avait déjà pris ce facteur en compte dans les trois affaires commentées ci-dessus.

[50] Dans ce cas, le montant minimum de la sanction est égale au total des gains retirés de l’infraction ou des pertes qu’elle a permis d’éviter. La BCE peut multiplier le montant total par un facteur de maximum deux tiers, voy. Guide de la BCE sur la méthode permettant de fixer des sanctions pécuniaires administratives, 2 mars 2021, publié sur www.bankingsupervision.europa.eu (« Guide »), p. 6.

[51] Guide, point 2.2.1.

[52] Guide, point 2.4.

[53] Règlement MSU, art. 24, par. 1.

[54] https://www.bankingsupervision.europa.eu/banking/sanctions/html/index.en.html. Il faut souligner que certaines sanctions n’ont pas fait l’objet de recours devant la CJUE.

Les documents annexes

01 L’état de droit dans l’Union bancaire : contestation des sanctions dans le cadre de la surveillance prudentielle des établissements de crédit pdf
Ce site Web utilise des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site Web. En savoir +